C’était l’une de ces longues journées où rien d’intéressant ne se déroulait. Ennuyantes à souhait, mais tranquille. L’astre du jour avançait si lentement sur son axe solaire. Le ciel était d’un bleu sans nuages jusqu’à l’horizon et les vagues berçaient doucement son corps étendu sur le pont. Son regard grisâtre était fixé sur un oiseau marin qui tournait dans le ciel, au-dessus de leur tête. Le navire était immobile, laissant aux pêcheurs à bord la chance d’attraper un poisson. Ils transportaient pourtant des caisses emplies pour la capitale, mais ce n’était jamais assez, semblait-il. Elle avait pensé que ce n’était qu’un voyage de marchandise, mais elle s’était trompée apparemment. Un bâillement lui échappa soudainement et elle étira ses bras en se relevant en position assise. Elle jeta un coup un d’œil aux marins qui s’occupaient sur le pont. Certains pêchaient, quelques-uns nettoyaient et les autres jouaient tout en discutant. Avec un soupir, Nessa reporta son regard sur le ciel et sur l’horizon. La mer était calme et paresseuse sous ce soleil chaleureux, un peu comme la navigatrice qui appréciait les caresses de l’astre solaire sur son visage. Elle sentait le désir de fermer les yeux, s’endormir et attendre qu’ils reprennent la route. Cédant à cette envie qui la dominait, elle laissa ses paupières tombées. Au même instant, le cri d’un marin la fit sursauter.  

- Eh ! Y’a quelqu’chose dans l’eau, capitaine ! C’gigantesque. C’pas sûr qu’ce soit bon signe. V’nez voir.  

Sa curiosité piquée, Nessa sauta sur ses pieds. D’autres marins s’approchaient déjà et des exclamations surprises leur échappaient. « Ben vrai ! » « On devrait p’être partir ? » « Qu’est-ce qu’on fait si ça nous attaque ? » « C’quoi à votre avis ? C’ben trop gros pour être un poisson ! » À son tour, Nessa s’approcha, après avoir attendu que certains se soient reculés pour lui laisser une place. Elle se pencha par-dessus bord pour observer l’eau. Une ombre sombre serpentait sous la surface. L’étonnement s’affichait sur le visage de la guide. C’était en effet gigantesque comme forme ! Qu’est-ce que c’était ? Elle n’eut pas à se poser la question bien longtemps avant que la forme ne s’échappe de l’eau et grimpe plusieurs mètres dans le ciel. Les yeux écarquillés, Nessa ne pouvait décrocher son regard de l’immense serpent des mers qui apparaissait devant eux. Elle entendit les cris surpris et effrayés des marins derrière. Était-ce... une hydre ? Nessa n’en avait jamais vu de ses propres yeux, malgré tout son temps passé en mer. C’était impressionnant et intrigant. Elle voulait en savoir plus. Mais avant tout, il fallait savoir si c’était le début d’une attaque...

Gigantesque. Impressionnant. Effrayant. Ce fut les trois premiers mots qui lui vinrent en tête, son regard fixé sur la bête dominant le navire de toute sa hauteur. Elle entendait la course des marins derrière elle, des ordres hurlés par le capitaine et le bruit métallique des harpons qu’on attrapait. Ils étaient pêcheurs et commerçants, comment allaient-ils se défendre contre un danger aussi immense ? Alors que le serpent grondait, Nessa recula de quelques pas sous la surprise, toussotant devant l’haleine immonde de la créature. Elle grimaça un moment, mais son regard ne pouvait se décrocher de la créature.

Puis, d’un coup, sans avertissement, la bête disparut devant leurs yeux pour laisser apparaitre une femme se tenant fièrement debout sur le bastingage. Ses cheveux blancs coulaient d’eau sur le navire et l’équipage se figea. Tous les regards fixés sur elle. L’inconnue fut la première à briser le silence qui s’était installé, avec un amusement non feint affiché autant sur ses traits que dans sa voix. Son regard de couleur océan se promena sur l’équipage et sa seconde question sembla soudainement réveiller les marins de leur stupeur. La femme était d’une grande beauté, mais savoir qu’elle était en réalité un serpent des mers semblait refroidir l’ardeur de certains, qui continuaient de la fixer avec malaise. Le capitaine s’avança finalement et s’il se montrait fier et sûr de lui, Nessa ne manqua pas le léger tremblement de ses mains, croisées dans son dos.

- Bienvenue sur mon navire, hydre. Si ce n’est qu’un repos momentané, nous acceptons avec plaisir de vous accueillir à bord.

Sa voix était forte et il salua d’un mouvement bref de la tête la créature. Il se tourna par la suite vers son équipage et en quelques mots, il les renvoya à leur poste. L’effervescence provoquée par l’hydre ne disparut pas, mais chacun se remit à sa tâche, envoyant régulièrement un coup d’œil vers la femme. Accepter la présence de l’hydre ne plaisait pas particulièrement au capitaine, n’importe qui pouvait le deviner en observant le rictus renfrogné de celui-ci. Mais il ne pouvait pas vraiment refuser la requête d’une créature si immense qu’elle pouvait réduire le navire en miettes d’un coup de queue. Et pour Nessa, c’était une occasion en or. Sa première rencontre avec une hydre. Elle avait entendu quelques rumeurs d’un côté et de l’autre durant ses années de navigatrice, mais elle n’avait jamais réellement cru à la transformation humaine d’un serpent des mers. Elle ne pouvait le nier à présent. Elle était complètement surprise et la curiosité gonflait de minute en minute au fond d’elle. S’approchant, elle interpella l’hydre avec un petit sourire sur le visage.

- Rien de mieux qu’un moment de répit, allongé au soleil et bercé par les vagues.

Nessa s’accota sur le bastingage, regard perdu dans l’horizon un instant. Puis, elle posa ses pupilles grises sur la femme. Elle l’observa longuement, cherchant à savoir si elle possédait un trait quelconque trahissant sa race. Si Nessa l’avait croisé sous sa forme humaine, se serait-elle doutée qu’elle avait affaire à une hydre ? Probablement pas. Elle avait une apparence particulière, mais Nessa n’était pas de celle qui jugeait par les habits portés. Et elle ne put empêcher le commentaire suivant de quitter ses lèvres :

- C’est dur à croire en vous regardant, qu’en réalité, vous faites plusieurs mètres de long.

Nessa se montrait sincèrement curieuse et surprise. Qu’un serpent aussi immense puisse tenir dans un corps humain. La femme était effectivement plus grande que la plupart des autres, elle dépassait d’ailleurs Nessa d’une tête facilement, mais ce n’était pas comparable à sa grandeur d’hydre. Tout cela impressionnait Nessa et elle avait déjà plusieurs questions qui lui trottaient dans l’esprit. Avant de se lancer dans un interrogatoire par contre, elle voulait voir la réaction de celle qui lui faisait face.

Vrai. Elle n’avait pas une apparence commune. Certains auraient surement dit qu’elle était étrange, qu’elle se démarquait dans la foule. Ils auraient probablement soulevé les rumeurs de marin et les transformations de bêtes en homme. Pas Nessa. Elle aimait beaucoup entendre histoires et légendes, en apprendre plus sur tout ce qui lui échappait, mais elle ne croyait pas tout ce qu’elle entendait. Les récits des marins restaient pour elle des superstitions qu’elle s’amusait à écouter. Mais y croire ? Enfin, jusqu’à ce jour, elle ne le croyait pas. Maintenant, peut-être qu’elle regarderait les différences d’un autre œil ? Sans jugements et préjugés, bien évidemment. Nessa n’était pas comme ça. Légèrement amusée par la réaction de l’hydre, un petit sourire apparut au coin de ses lèvres.

La guide reposa son regard sur l’océan tranquille, voyant du coin de l’œil la femme se rapprocher. Elle continua de fixer la mer, dont les vagues paresseuses caressaient le navire. Les questions continuaient de tourner dans sa tête concernant les capacités de l’hydre, mais elle n’ouvrit pas la bouche tout de suite, voulant mettre en ordre ses pensées avant tout. La surprise la domina soudainement lorsque l’inconnue se pencha vers elle, la reniflant sans se cacher. Le compliment la prit au dépourvu. Complètement. Elle tourna un regard curieux sur sa compagne et répondit un simple : « Oh, euh… merci. » Un peu abasourdie par ce qui venait de se passer. Ce n’était pas tous les jours que ce genre de chose arrivait. Et Nessa n’avait pas l’habitude de recevoir des compliments sur autre chose que ses cartes et ses calculs pour la plupart exacts. Ce qu’elle ajouta ensuite ne retira pas la surprise du visage de la jeune navigatrice, mais apporta aussi son grain d’incompréhension et d’indignation. Une esclave ? Où allait-elle chercher cela ?

- Ha ! Ça, jamais. J’ai la tête d’une femme soumise aux hommes qui l’entoure ? Je suis navigatrice, tout simplement. Et guide pour navires et voyageurs perdus. Ces hommes ont davantage besoin de moi que j’ai besoin d’eux, croyez-moi.

Elle avait répondu rapidement, décidée à résoudre ce malentendu sans attendre. Être considérée comme une jeune fille, d’accord. Elle pouvait faire avec. Elle avait appris à vivre avec son apparence. Être considérée comme une esclave par contre ? Ça, c’était un peu insultant. Elle se demandait d’ailleurs quelle partie de sa personne avait donné cette impression à l’hydre. Elle n’était pas du genre extraverti et dominant, d’accord, mais elle n’était pas non plus cachée dans un coin, regard au sol et à l’écoute de la moindre demande. Elle ne comprenait pas ce qui avait pu donner cette idée à la femme.

- Si je suis ici, c’est par choix. Parce que j’aime la mer et j’aime naviguer.

Sentir le vent salé du large sur son visage. Le roulement du navire sous ses pieds. Le bruit des vagues se fracassant contre la coque. Le cri des oiseaux marins volant près d’eux. Tout lui plaisait lorsqu’elle était à des lieux de la terre. Elle était née pour vivre sur la mer et si ses escapades à terre lui plaisaient et qu’elle adorait explorer les terrains de Kairos, elle revenait toujours vers les ports. Ses pieds retrouvaient toujours le pont d’un navire. Son cœur appartenait toujours à l’océan. Son regard se porta à nouveau sur l’hydre.

- Vous avez de la chance de pouvoir explorer les fonds marins. Ce doit être une expérience totalement différente de vivre avec la mer, plutôt que de simplement y naviguer en surface.

Hydre, sirènes et tritons. Ces habitants de la mer qui pouvaient survivre sous l’eau et marcher la terre. Quelle chance de pouvoir nager aussi profond, aussi longtemps qu’on le désirait. L’océan renfermait des merveilles qu’elle ne pouvait pas même imaginer. Mais être à bord d’un navire était une expérience qu’elle adorait tout aussi bien.