Thylesandr ne dut pas attendre longtemps. Déjà, il distinguait une silhouette noire s'avancer vers la mer - un point obscur particulièrement voyant sous le soleil du matin que le sable blanc de la plage réfléchissait avec clarté. Un instant, il crut que la corneille avait changé de forme comme il l'avait imaginé la veille - mais bien vite, il reconnut le Recousu, et osa se rapprocher de la côte. Il nagea le plus loin possible, jusqu'à ce que la profondeur ne le lui permette plus et qu'il se retrouve couché à plat ventre sur le sable, barbotant comme un bébé. Ne lui restait plus à présent qu'à ramper pour atteindre la terre ferme, ou se transformer sur-le-champ.

Et il détestait ramper. Il lança un regard interrogateur à Nero, se demandant s'il était trop tôt pour se changer en homme - mais, au lieu de trouver une réponse sur le visage de l'humain, il y lut tout autre chose. Son regard entraîné y décela, en premier lieu, les joues recousues et les points de suture encore neufs. Ensuite, il vit la terrible mine de Nero : son visage creux et tiré, les énormes cernes qu'il avait sous les yeux. Il n'avait pas dû passer une bonne nuit, et il n'était pas difficile de comprendre pourquoi. Un instant, Thylesandr s'en voulut : ce qu'il voyait là, c'était un blessé en grand besoin de convalescence. Nero eût-il été son patient, le triton lui aurait interdit toute visite jusqu'à ce que son corps récupère de l'épreuve subie - alors, qu'il soit lui-même visiteur ne l'enchantait guère.

Mais soit, il n'avait pas vraiment le choix. Nero était assez grand pour faire les choses à sa manière, et il avait décidé de prendre seul soin de ses plaies et de l'inviter chez lui de son propre chef. L'ondin ferma les yeux, prit une profonde inspiration, puis les rouvrit en souriant. Il s'était décidé : il allait changer les idées de son nouveau partenaire commercial et veiller discrètement sur lui en même temps. Peut-être pourrait-il même le faire rire ? Enfin, pas si ça risquait de le faire souffrir...

- J'espère que tu es prêt, Nero ! le héla-t-il en guise de salutation. Si tu veux fermer les yeux, c'est maintenant ! L'air mutin, le triton commença alors sa transformation. Il sentit sa peau se lisser, ses branchies se fermer, sa nageoire se séparer en deux. Il n'aimait pas particulièrement ces sensations, et ne pouvait réprimer une grimace d'inconfort. Heureusement, ce n'était pas douloureux, et il put bien vite se mettre debout et se diriger vers Nero. Il perdit l'équilibre, tituba un peu, moulina des bras pour se maintenir sur ses pieds, et réussit enfin à se stabiliser. Le pauvre avait perdu l'habitude - il avait quitté la ville et ses transformations quotidiennes depuis si longtemps ! Mais bon, il savait qu'il allait vite reprendre ses habitude bipèdes et qu'il n'aurait pas l'air d'un faon nouveau-né toute la journée.

Il quitta enfin l'eau, se dirigeant vers l'humain et le vêtement qu'il lui avait apporté, comme promis. Il aurait été assez prévenant pour éviter de se montrer ainsi devant une femme - mais face à Nero, Thylesandr ne possédait aucune inhibition. Lui et son rapport à la nudité...

Un linge lui fut jeté, et Thylesandr s'en saisit au vol. Tiens donc, Nero craignait que son vêtement soit mouillé ? Une bien étrange inquiétude du point de vue d'un triton, mais il savait combien les humains tenaient à leur petit coin de terre tout sec. Il ne comprenait pas en quoi ils trouvaient cela plus confortable, mais il accepta de se plier aux règles du jeune homme. Enfin presque. Au lieu de se sécher efficacement, l'ondin se contenta de se tapoter gentiment la peau afin d'être sûr de rester humide, mais sans tremper la toge que lui tendait Nero.

- Hm... fit-il en œillant l'habit, feignant une certaine hésitation. Comme s'il avait le choix... Très bien, j'approuve ! Sur quoi il ne tarda pas à enfiler la tenue qui, par chance, lui allait fort bien - même s'il aurait tendance à dire que de toute façon, son être seul permettait de magnifier la plus pauvre des guenilles. J'espère que tu te rends compte de ta chance : tout le monde ne peut pas se vanter de posséder un vêtement porté par un triton ! blagua encore Thylesandr d'un ton léger après s'être habillé.

Fin prêt, il se plut à se tenir tout droit sur ses nouvelles guibolles, admirant la façon dont la toge se drapait autour de lui. Son narcissisme sous-jacent se faisait alors à peine remarquer. Mais heureusement, il ne pensait pas qu'à lui-même et, par respect pour le vêtement prêté, il prit le soin d'enrouler sa chevelure trempée dans le linge dont il s'était servi pour se sécher. Certes, il avait l'air de sortir du bain comme ça, mais c'était sans doute mieux que d'avoir un rideau d'eau dans le dos à cause de ses cheveux.

- Je te suis, Nero ! Montre-moi ta maison, tes plantations, et ton four ! intima le précieux triton, tel l'Empereur réclamant une visite guidée. Il était fort guilleret, bien plus qu'à l'accoutumée, mais ce n'était pas sans raison. La faiblesse de la voix du Recousu ne lui avait pas échappé, et il se sentait presque obligé de faire assez de bruit pour deux. Pour lui remonter le moral, peut-être.